Notre carte blanche publiée dans le journal La Libre Belgique

Le droit à la langue des signes : une réalité juridique méconnue

La garantie de ce droit n’est pas une question de charité, mais bien de sauvegarde des droits humains.

Une carte blanche de Basil Gomes, Alexandre Bloxs, Marie-Florence Devalet et Seda Guektasch, pour la Fédération francophone des Sourds de Belgique.

L’opinion publique connaît la liberté d’expression surtout pour la protection des idées et de leurs manifestations. En amont, ce droit humain garantit aussi la liberté de s’exprimer dans la langue de son choix. Si cela parait une évidence dans une société multilingue, la liberté linguistique est cependant loin de constituer un acquis dans le chef des personnes sourdes et, singulièrement, des enfants sourds. Notre société, largement entendante, place encore la focale sur une compréhension strictement déficitaire de la surdité, comme perte totale ou partielle d’un sens, et non comme un ensemble de cultures dotées de langues propres, les langues des signes.

En témoigne le quolibet de “sourd-muet” pour désigner erronément les personnes privilégiant l’emploi d’une langue des signes. Afin de pallier à l’écart communicationnel, les personnes sourdes sont invitées tout au long de leur existence à maîtriser une langue parlée, parfois au détriment de tout contact – sauf fugace et inconsistant – avec une langue des signes. Ainsi, l’effort communicationnel repose toujours sur les seules épaules de la personne sourde, adulte ou enfant, dans ses échanges avec ses pairs entendants. Bien loin de l’impératif d’inclusion visé aux articles 22ter de la Constitution et 3, lettre c de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), notre société continue de fantasmer dans l’intégration (voire, parfois, dans la franche assimilation) la source de l’épanouissement de la personne sourde.

Notre société se fait également une idée fallacieuse des langues des signes comme la simple retranscription manuelle des langues parlées. Cette fausse prémisse entraine la conclusion erronée selon laquelle la première et seule langue valable des personnes sourdes est celle de la majorité. L’exposition à une quelconque langue des signes est alors subsidiaire, prévue en cas d’échec de l’acquisition optimale d’une langue parlée. Cette approche provoque immanquablement des situations de handicap en défaveur des personnes sourdes et, en particulier, des enfants nés ou devenus précocement sourds. À leur encontre, la négation de la langue des signes durant leurs jeunes années amène très souvent à une situation de privation langagière.

Cette détresse communicationnelle heurte leur développement global : elle constitue, de ce fait, la source d’une durable exclusion sociale et d’une violation de leurs droits fondamentaux spécifiques (art. 22bis de la Constitution et 7 de la CDPH). Face à ces situations délicates, mais récurrentes, le droit à la langue des signes s’inscrit vaillamment en faux. D’une part, cette liberté préserve les personnes sourdes de toutes entraves ou discriminations (en ce compris parentales et familiales) dans l’apprentissage et l’emploi d’une langue des signes. D’autre part, elle exige de l’État (éventuellement aidé par le secteur privé) à assurer l’accès à la langue des signes et, à terme, à l’épanouissement bilingue des personnes sourdes et de leurs proches.

Un quotidien oppressif

 

Il existe trois langues des signes en Belgique : la langue des signes francophone de Belgique, la Vlaamse Gebarentaal et la Deutsche Gebärdensprache. Chacune de ces langues est reconnue par la Communauté correspondante. Elles attirent l’attention du grand public au travers de l’interprétation de certains J.T. ou encore des conférences de presse du Codeco. Malgré cette visibilité accrue, le quotidien des personnes sourdes demeure largement oppressif, à rebrousse-poil de leurs droits linguistiques… Que ce soit face à l’administration, au monde du travail, au secteur de la santé, aux acteurs culturels ou à l’écrasante majorité des établissements d’enseignement, les personnes sourdes restent confrontées, tout au long de leur vie, à une exclusion communicationnelle.

Les solutions sont pourtant là, scientifiquement étayées, financièrement envisageables et juridiquement contraignantes. On songe, par exemple, à l’enseignement bilingue et inclusif de la communauté scolaire Sainte-Marie à Namur ou encore aux visites guidées en langue des signes des Musées royaux des Beaux-Arts. Ces solutions, encore rares sur le terrain, sont inscrites dans la Constitution et se retrouvent explicitées par la CDPH : ces deux sources juridiques balisent la voie à suivre pour qui veut bien l’emprunter.

En somme, le droit à la langue des signes des personnes sourdes et de leurs proches est une réalité juridique qui exige sa mise en œuvre de la part du monde politique, des parents et du reste de la société, à l’aune de leurs responsabilités respectives. Il ne s’agit pas ici d’un choix d’opportunité soumis aux aléas des crédits budgétaires disponibles, mais d’une véritable obligation juridique internationale et constitutionnelle. La garantie de cette liberté n’est donc pas une question de charité, mais bien de sauvegarde des droits humains.

Carte blanche publiée dans La Libre Belgique le lundi 17 avril 2023

Carte blanche – La Libre Belgique 17 avril 2023

https://www.lalibre.be/debats/opinions/2023/04/17/le-droit-a-la-langue-des-signes-une-realite-juridique-meconnue-NISTLZI7BFA7VLTZIIRB2BA2UY/